dimanche 4 mai 2014

一代宗师 The Grandmaster

N.B. Sur The Grandmaster, vous avez travaillé avec Xu Haofeng, dont le film The Sword identity était présenté à Deauville l’an dernier. Pouvez-vous nous parler de votre collaboration et de ce qu’il a apporté au film ?
W.K.W.
Qu’avez-vous pensé de son film ?

N.B. J’ai trouvé ça surprenant, différent, un film d’arts martiaux étrange, avec des éléments spirituels et très drôles également… un film atypique.
W.K.W.
Il est lui-même une personnalité atypique. Il est aujourd’hui enseignant en école de cinéma et pratiquait assidument les arts martiaux dans sa jeunesse. Un jour, pour tester sa technique, il a sauté du troisième étage de l’académie de cinéma de Beijing et n’en est pas port. Il a été retenu par un arbre mais s’est blessé et s’est retrouvé arrêté pendant deux ans. Pendant ce temps, il a beaucoup médité et j’ai voulu le rencontrer après avoir lu son livre. Je trouve que son approche des arts martiaux est très intéressante, j’ai donc voulu qu’il devienne consultant sur
The Grandmaster. Mais je lui ai ensuite demandé de co-écrire le script pour apporter un angle très original. Il est un initié des arts martiaux, et appartient à une école spécifique, il a donc apporté différentes approches de la philosophie des arts martiaux. Le film lui doit son aspect rituel.

 N.G. Depuis quelques années à Hong Kong, les combats sont plus réalistes et brutaux, tandis que dans votre film ils sont plus poétiques, comme une danse. Pourquoi revenir à cette vision et ce style ?
W.K.W.
En fait, les combats sont traités de différentes façons dans le film, avec comme dénominateur commun de rester le plus fidèle possible au style de combat. Cela signifie que les combats devaient être authentiques, fidèles aux compétences, et qu’il ne devait pas y avoir d’éléments un peu fous ou allant contre la loi de la pesanteur. Je crois que pour beaucoup de films de kunf fu, il s’agit avant tout de violence, tandis que d’une certaine façon, un maître en arts martiaux n’a besoin que d’un seul coup, tellement rapide qu’il est invisible. Il n’est jamais question de frapper pendant 5 minutes. Mais faire un film dans lequel un combat se limite à un seul coup est inenvisageable. Pour moi, il s’agit donc d’analyser ce mouvement, car chaque coup aussi mortel nait de la coordination entre le corps, le mouvement et la vitesse. Prolonger cet instant, ce coup, est mon travail et cela s’avère très difficile comme approche. C’est nouveau pour moi.

D’autre part, il y a dans ce film plusieurs grosses scènes de combat, chacune répondant à une raison différente. Pour la première, Ip Man est autour de la quarantaine, aristocrate, et ne vit pas grâce aux arts martiaux. Il s’agit pour lui d’un amusement. Le premier combat est presque une fête, la rue est son terrain de jeu, quelque chose qui lui permet de montrer ses compétences. Il y a une autre scène entre lui et le personnage interprété par Zhang Ziyi, dans un bordel. Il s’agit plus d’une danse entre deux maîtres qui se sont imposés cette règle de ne rien casser. Le dernier combat est une vengeance à la gare, et il n’est que question de vie et de mort. Donc chaque combat hérite d’une approche différente.

V.L. Avez-vous vu beaucoup de films d’arts martiaux, pour préparer The Grandmaster.
W.K.W.
Non je ne les ai pas vus pour préparer le film. Mais quand nous étions enfants, nous étions abreuvés par ce genre. Donc j’ai vu ces films à différentes époques de ma vie. Des films de la Shaw Brothers ou même d’avant, ensuite Bruce Lee, Jet Li, Jackie Chan, Tsui Hark…

C.I.W. A Hong Kong, le film a reçu un excellent accueil critique et public. Êtes-vous satisfait du résultat et comment voyez-vous ce genre de film à Hong Kong ?
W.K.W.
Je suis à la fois heureux et surpris, car le public réagit vraiment au film. C’est un genre qui est revisité et je vois le jeune public intéressé pour revisiter certains aspects de la culture des arts martiaux. Car The Grandmaster ne parle pas seulement d’artistes martiaux, c’est un film sur les origines de Hong Kong. Des années 30 aux années 50, il y a eu tellement d’immigrants fuyant la guerre en Chine. C’est donc un film sur les fondations de Hong Kong, de nouvelles personnes, du sang neuf qui ont créé le Hong Kong d’aujourd’hui.

M.S. La philosophie dans le film pousse à réfléchir aux différents courants de pensée derrière chaque école. Est-ce quelque chose que vous vouliez explorer pour peut-être pousser le public de Hong Kong à y penser également ?

W.K.W. Il est très difficile de faire un film de kung fu, il y en a eu tellement et qui se limitent à gagner ou perdre, qui est le meilleur combattant, à des histoires de revanche. Il était temps d’écrire une nouvelle page, et de faire un film non seulement sur les techniques, mais d’où elles viennent, quelle est la philosophie derrière chacune d’elle. Et je pense que ce qui différencie The Grandmaster des autres est qu’il aborde un aspect assez inédit : la notion d’héritage. C’est quelque chose que l’ancienne génération souhaite offrir à la nouvelle, et c’est un message fort du film.

C.F. Comment avez-vous travaillé les personnages avec les acteurs ? Et était-ce difficile de les convaincre de s’entrainer pendant si longtemps ?
W.K.W.
Vous imaginez à quel point ces gens sont occupés donc oui, c’est difficile. Le fait est que vous ne pouvez pas leur dire qu’il faudra 3 ans pour faire le film. Mais c’est un véritable engagement de la part de Tony et Ziyi qui ont cru en ce projet, et ne l’ont pas lâché durant toute la production. Tony s’est cassé le bras deux fois pendant le tournage, et il n’a jamais abandonné. Il continuait à insister pour tourner lui-même les scènes d’action.

C.F. Etiez-vous confiant à propos de leur niveau technique, avant de commencer le tournage ? Car ils ont atteint un niveau professionnel.
W.K.W. Ils n’avaient pas le choix, sinon je les aurais poussés à poursuivre l’entrainement. En regardant le making of vous verrez à travers quelles douleurs ils sont passés, donc je suis certain qu’ils ont travaillé très dur.

M.S. Avec toute cette série de films, plus un autre arrivant prochainement, d’où vient cette fascination pour Ip Man ? Quel est son héritage à Hong Kong ?
W.K.W.
Quand vous vous penchez sur la vie d’Ip Man, vous vous rendez compte qu’il est la réflexion de l’histoire récente de la république. Né sous une monarchie, il a vu l’apparition de la république, puis la guerre civile, la guerre sino-japonaise, pour finir dans une colonie britannique. Beaucoup de ces films se focalisent sur le personnage, sa technique, ses beaux combats, et aucun film pour voir Ip Man selon ce point de vue. Pourquoi il est devenu un maître ? Quelles épreuves a-t-il traversé ? Si vous comprenez d’où il vient, vous comprendrez sa grandeur. Il est né dans une ville conservatrice et le wing chun était réservée à une élite. Chaque génération en comptait que 16 élèves, apprendre cette technique était très cher. Ip Man est celui qui transforma cet art pour le rendre populaire et ne plus le réserver aux plus aisés.

N.B. A propos de la scène de la gare, la considériez-vous comme une scène-clé dès le départ ou pris-t-elle de l’importance au fur et à mesure ?
W.K.W. Au début du tournage, le plan était de commencer par la scène de Tony sous la pluie. On sait tous qu’il est un grand acteur, mais on ne sait pas à quel point il sait se battre. Le public se pose nécessairement la question et ne peut qu’être curieux de voir comment il va jouer un maître en arts martiaux. Donc nous avons commencé par cette scène et il s’est cassé la main pendant les répétitions, dès le premier jour. Nous devions donc changer nos plans car il était impossible de tourner cette séquence. Au départ nous avions prévu de tourner en Mandchourie deux mois plus tard, quand il ne faisait pas si froid. Nous sommes donc allés au Nord plus tôt que prévu pour tourner la séquence de la gare pendant deux mois à -25°C.


N.G. Combien de scènes coupées avez-vous avec Chang Chen, dont le personnage essentiel est assez peu présent à l’écran ? Et que représente-t-il ? La mafia ?
W.K.W.
Pas la mafia non. Dans le film, il y a une scène où le père parle à sa fille, et on comprend que la force et la technique ne sont pas si importantes face au temps. Certains personnages sont dans la lumière et d’autres restent dans l’ombre. Le film est avant tout une question d’héritage. la première partie du film est à propos d’un vieux maître qui doit se retirer, cherche ses successeurs, ce qui ouvre plusieurs possibilités. Son successeur naturel échoue car il est trop agressif, sa fille ne peut pas lui succéder malgré son talent car l’époque n’a pas de place pour les femmes, et il reste Ip Man et La Lame (Chang Chen). Ces deux commencent plus ou moins de la même manière, vont à Hong Kong à la même période, ouvrent une école, et pourtant le premier finit grand maître quand l’autre devient barbier. Ce que j’aime dans ce personnage est qu’il est une sorte de miroir. Il a suivi le même chemin pour arriver à un autre résultat. The Grandmaster n’est pas un film sur une personne mais sur un état d’esprit, sujet aux variations.

V.L. À la fin du film, vous utilisez une musique d’Ennio Morricone. Est-ce un hommage à Il était une fois en Amérique ?
W.K.W.
Nous avons plusieurs fois appelé ce film « Il était une fois le kung fu ». A la fin du film, nous avons utilisé un morceau d’Ennio Morricone qui constitue un hommage à Sergio Leone et son compositeur. Mais en même temps, je voulais souligner quelque chose. Aujourd’hui, très peu d’artistes font des films épiques comme lui en faisait. Épique ne veut pas dire grand, cela signifie qu’il s’agit d’un film dans lequel vous avez envie de passer du temps, un film à travers lequel vous vivez. Quand vous regardez certains films de Sergio Leone, vous ressentez cela.

C.I.W. Il existe plusieurs versions du film, dont une chinoise et une internationale. Laquelle préférez-vous et pourquoi ces deux montages ?
W.K.W.
C’est le même film. 99% du film est identique. La seule différence est que j’ai raccourci la fin de la version internationale. la raison est simple, dans la version chinoise il y a des éléments qui ne peuvent être compris que par le public local. Par exemple, lorsque Ip Man dit le nom de la société pour laquelle travaillait son père, le public chinois comprend de suite qu’il s’agit d’une société d’import/export, chose impossible pour le public occidental. Nous avons donc fait des coupes et modifié la voix off, quelques ajustements pour rendre le film totalement accessible au public occidental. Concernant la fin, le montage chinois est plus ouvert et porté sur la spiritualité, tandis qu’ici la fin est plus précise.

M.S. Concernant la bonne réception du film par le jeune public, en quoi le public a changé au cours du temps ? Et voulez-vous toujours autant être un réalisateur hongkongais ?
W.K.W.
Mais je suis un réalisateur hongkongais ! Et j’en suis extrêmement fier. A l’image de la scène du biscuit dans le film, il n’est pas question de jeunes, de vieux, de Nord ou de Sud, le monde est bien plus vaste que ça. Aujourd’hui le jeune public de Hong Kong se montre très réactif aux films qui abordent l’identité de la ville. Ils ont vu beaucoup de films chinois ou co-produits par la Chine, et ils veulent voir un cinéma qui représente Hong Kong et son identité.

M.S. C’est intéressant d’un point de vue politique.
W.K.W.
C’est bien plus vaste que la politique. Hong Kong est comme un gigantesque centre commercial. Par exemple ici à Deauville, vous pouvez connaitre les magasins, comme la ville dans laquelle j’ai grandi. Les magasins peuvent être remplis de souvenirs, à l’inverse de Hong Kong où ce genre d’endroit n’existe plus. On dirait que toute la ville appartient à LVMH ou une autre grande marque. Vous vivez dans un grand centre commercial, donc vous avez besoin de retrouver votre identité et votre histoire.

N.G. On ne voit plus beaucoup Yuen Woo-ping faire l’acteur ces derniers temps. Comment l’avez-vous convaincu d’apparaitre dans The Grandmaster ?
W.K.W.
Je l’ai forcé, je l’ai séduit. Yuen Woo-ping est quelqu’un de très timide. Il est un immense chorégraphe et sa présence sur le plateau fait de lui une sorte de parrain face à ses collaborateurs, mais dans la vraie vie il est très timide. J’ai réussi à le convaincre de faire cette apparition en lui disant qu’il n’y aurait que deux plans, que tout irait bien. Il était si nerveux…

C.I.W. Il se dit que The Grandmaster ne ressemble pas au style Wong Kar-wai. Que répondez-vous à ça ?
W.K.W.
Personne ne fait de films pour le style. Le « style Wong Kar-wai », dans un sens oui, car je suis le réalisateur. Mais cette notion m’échappe tout de même. La façon de bouger ma caméra peut-être, qui quand elle est copiée rappelle mon style… je ne sais pas.

N.G. Peut-être que votre « style » est tout simplement de revisiter des genres très codés. Avez-vous en tête un autre genre que vous souhaitez aborder ?
W.K.W.
En ce moment ? Pas du tout. Je veux juste me reposer un peu.

N.B. Vous avez travaillé avec un nouveau DP, Philippe Le Sourd, comment l’avez-vous choisi ?
W.K.W.
Qu’en pensez-vous ?

N.B. Je n’en ai aucune idée…
W.K.W.
Vous avez vu le film ? Vous avez aimé la photographie ? C’est la raison. En fait je travaille avec Philippe depuis longtemps, notamment sur un spot publicitaire. Il est très exigeant concernant les films sur lesquels il travaille car il est très attaché à sa famille et n’aime pas passer des mois loin d’eux. J’ai également dû le séduire pour travailler sur ce film. Il est fasciné par les arts martiaux, je lui ai donc dit de venir tourner un film de kung fu en Chine, que ça prendrait 6 mois… et nous avons passé deux noëls ensemble.

N.G. Pour revenir sur les combats, comment avez-vous travaillé avec Yuen Woo-ping ? Qui tenait la caméra ? Etait-il simple chorégraphe ou action director ?
W.K.W.
Nous étions tous les deux sur le plateau. Normalement, il est seul chorégraphe mais sur ce tournage c’était différent, avec divers consultants. Donc nous étions en permanence en pleine discussion, lui, moi et les autres. Il fallait en permanence trouver un équilibre car les chorégraphies devaient être fidèles au style de combat, mais en même temps excitantes et évocatrices pour le public. Il fallait éviter trop d’abstraction.

C.I.W. Avez-vous des regrets sur ce film ?
W.K.W.
Un film c’est comme la vie, et une vie sans regrets n’est pas drôle. Bien sur que j’ai des regrets. Si j’avais eu 3 ans de plus pour faire le film, cela aurait été parfait par exemple. Un de mes regrets est qu’à la fin du tournage, pour lequel nous avons utilisé de la pellicule, nous avons reçu un message de Fuji nous annonçant que la dernière livraison reçue serait définitivement la dernière, car la production de cette pellicule s’arrêtait alors. C’était comme un signal pour me dire qu’il fallait arrêter le tournage. J’ai d’ailleurs gardé une de ces dernières boîtes de film, car je suis un peu triste que nous devions dire adieu à la pellicule et à ces magnifiques caméras Panavision au profit de nouvelles caméras numériques…


Étaient présents à cette rencontre : Cyrille Falisse du Passeur Critique, Nicolas Bardot de FilmdeCulte, Victor Lopez d’Eastasia, Matthew Scott du South China Morning Post et Chung In Wong d’Esquire. Propos recueillis lors du Festival du Cinéma Asiatique de Deauville en mars 2013. Trouvés ici.